Charles Elias Chartouni/La nouvelle guerre froide ou l’ “ensauvagement” en marche/شارل الياس شرتوني: الحرب الباردة الجديدة أو التوحش السائر

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شارل الياس شرتوني: الحرب الباردة الجديدة أو التوحش السائر
La nouvelle guerre froide ou l’ “ensauvagement” en marche
Charles Elias Chartouni/19 février 2022

“…Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde”, Bertold Brecht

Les contours du conflit en ukraine se précisent et sa portée va bien au delà de ses frontières et remettent en question la géopolitique de l’après guerre froide, au profit de la configuration eurasiatique qui se définit en concurrence par rapport à l‘Union Européenne. L’Ukraine est au croisement de deux mondes que la Russie n’a jamais pu réconcilier dans son histoire, celui de l’Europe et de l’Asie. On est bien loin de la fin de l’Union Soviétique en 1990, de l’effondrement de son domaine impérial, de l’envoûtement du modèle européen et de cette “maison commune” de l’Europe qui devait réunir la Russie et l’Europe, comme le souhaitait ardemment Mikhaïl Gorbatchev, le fossoyeur du communisme et de ses aires impériales. Les difficultés du projet européen dans leurs déclinaisons normative, institutionnelle, géopolitique et économique servent désormais de plateformes de contestation et de sabotage, non seulement pour régler des contentieux territoriaux mais également pour remettre en question les paradigmes de la démocratie libérale, de l’État de droit et du régime des libertés qui lui est afférent.

Il s’agit non seulement de renégocier des tracés de frontières et de créer de nouveaux États moyennant des interventions militaires relativement peu coûteuses dans le pourtour immédiat de la Russie (Géorgie, Biélorussie, Ukraine, Arménie….), mais de casser le modèle normatif de la communauté de droit qu’est l’Union Européenne, entretenir des dissidences (Hongrie, Pologne), éroder les consensus politique et normatif des démocraties libérales, et réintroduire la menace militaire au cœur du paysage stratégique en mettant au défi l’OTAN, le pacte sécuritaire transatlantique et en dévalorisant l’autonomie sécuritaire de la communauté européenne. Le fait de projeter des scénarios d’engagement militaire à géométrie variable, allant de la guerre conventionnelle à la guerre nucléaire, nous renvoie à des schémas totalitaires et de guerre totale qu’il faut prendre au sérieux, indépendamment des dérives psychotique et paranoïaque de Poutine.

La destruction délibérée de l’Ukraine sous prétexte de sanctuarisation stratégique et militaire, relève uniquement de l’imposture et de l’esquive de mauvais aloi, en vue d’éviter les engagements diplomatiques. Poutine, ne fait en somme, que rééditer des schémas de vassalité (Biélorussie, Ukraine, Géorgie, Arménie, Serbie…) de souveraineté limitée (Finlande, États Baltes, États Scandinaves), et de conquête impériale (Pologne). Ce qu’il qualifie d’incursion stratégique dans son soi-disant périmètre sécuritaire, n’est que le revers d’une volonté de domination qui se refuse de reconnaître à tous ces États une autonomie morale et statutaire qui leur permet de se positionner en égaux et négocier des contentieux géopolitiques. En fait, ils n’ont aucune qualité pour pouvoir négocier leur devenir géopolitique, et toute velléité en la matière se fait classifier sous la rubrique de l’interventionnisme américain, comme si cet espace géopolitique n’avait d’autres marqueurs que les emboîtements des politiques impériales russe et soviétique, et le mépris à son endroit.

Les effets destructeurs de cet impérialisme brutal, qui n’a d’autre fin que d‘entériner des vassalités de fait, sont loin d’être restreints aux États visés de manière conjoncturelle, mais ils relèvent d’un schéma de déstabilisation qui rend compte de l’”ensauvagement”généralisé qui s’empare du monde, des clashs de civilisation et de culture et de leurs modulations géopolitiques. La Russie, la Chine, l’Iran, la Turquie, les mouvances islamistes et leurs acolytes, essayent respectivement de remettre en question ou instrumentaliser l’ordre multilatéral de droit que les États Unis ont créé après la fin de la deuxième guerre mondiale, de promouvoir les friches politiques, et de briser les cadres réglementaires de l’économie et du commerce à l’ère globale.

Il est impératif de remettre les pendules à l’heure en matière de sécurité en se mettant en posture de guerre, de sanctions financières et économiques, et de réaffirmation des crédos libéral et démocratique dans des sociétés mises au défi dans leur raison d’être. La restructuration de l’OTAN et de l’OSCE en termes de complémentarité, la densification des réseaux d’échanges énergétique et économique au sein de l’alliance transatlantique et ses partenaires stratégiques, l’application stricte et la récapitulation des clauses protectionnistes et de conditionnalité dans les traités commerciaux, et la révision des alliances de circonstance, doivent marquer le passage d’une ère multilatérale pacifiée, à celle d’un monde multipolaire où les totalitarismes renaissants essayent d’imposer leur loi. Le conflit ukrainien n’est que la métonymie de l’”ensauvagement” en marche, et les démocraties libérales ne peuvent plus se cantonner dans l’attentisme ou le pacifisme suspect, alors que l’hydre totalitaire re-émerge sans vergogne.